Une vie, un destin : « Godzilla » | Histoire du Cinéma – 1ère partie

Le monstre était indescriptible- aucun langage ne saurait rendre de tels chaos de folie immémoriale et hurlante, cette hideuse contradiction de toutes les lois de la matière, de l’énergie et de l’ordre cosmique. Grands dieux ! Une montagne se déplaçait lourdement[1].

[1] L’Appel de Cthulhu, H.P. Lovecraft, 1928 (trad. Jacques Papy)

Chez La Lettre à Jal on est toujours à la page, si, si, vraiment, alors on profite de la sortie Shin Godzilla au PIFF (deux ans après sa sortie japonaise) et Godzilla : Planet of the Monsters sur Netflix le 17 janvier pour revenir sur la carrière d’un des plus prestigieux (et écailleux) ambassadeur de la culture pop japonaise.

Godzilla fait partie de ces icônes de la culture pop immédiatement reconnaissable même pour les spectateurs qui n’ont jamais vu le moindre film de la saga. Sa crête dorsale, son crie iconique et sa démarche en ont fait un mythe cinématographique et ce dès 1954[1].

Toutefois, le monstre atomique n’est pourtant pas le premier saurien géant à parcourir les écrans en détruisant tout sur son passage (la figure de dinosaure était omniprésente dans le cinéma d’exploitation des années 50[2]),citons pêle-mêle : L’Île inconnue (Unknown Island) de Jack Bernhard (1948) et ses acteurs déguisés en dinosaure (une grande première dans le genre) ; Two Lost WorldsdeNorman Dawnv(1950) et ses dinosaures uniquement composés des rushs de Tumak fils de la jungle ; Lost Continentde Sam Newfield (1951) ; Le Monstre des temps perdus (The Beast from 20,000 Fathoms) d’Eugène Lourié (avec Ray Harryhaussen au effets spéciaux), sorti en 1953.

Non il ne s’agit pas des premières images de King Kong contre Godzilla, mais des créatures de L’Île inconnue.

En 1954 donc, après une bonne demi-douzaine de film à son actif, Inoshiro Honda (ami et assistant d’Akira Kurosawa, ça ne s’invente pas) rencontre son premier gros succès commercial pour le compte de la Toho avec Gojira(Godzilla en occident). Le film est un carton au Japon et un succès aux US, même la France[3], qui ne brille pourtant pas pour son attrait pour les monstres géants, réserve un bon accueil public au film avec 835 511 entrées (battant cette année-là les 614 372 entrées de L’ultime razzia de Kubrick[4]).

Avis du principal intéressé :

Qu’il est vulgaire ! [5]

Il est intéressant de se pencher sur ce qui a bien pu démarquer le film de Honda de ses prédécesseurs et ce qui a permis à sa créature de se hisser au panthéon du genre au côté d’un certain primate de Skull Island. King Kong,parlons-en justement.

En effet, la créature de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, s’inscrit dans le genre du film d’aventures (voir du pulp[6]) et, même si le gorille géant peut paraître effrayant au premier abord on finit forcément par éprouver de l’empathie à son égard. Honda quant à lui, va prendre le parti inverse et va faire de Godzilla le principal antagoniste d’un récit d’épouvante.

Du fait de son imagerie, on a tendance à réduire l’ensemble des kaiju eiga[7] à un genre kitsch et outrancier (ce qui est le cas de certains films, un simple tour sur Nanarland suffira à vous en convaincre), mais, les images-clefs du genre, contenus dès le Godzilla de 1954 prennent un tout autre sens dès lors que l’on a en tête le pessimisme à la limite de la misanthropie qui animait Honda.

Rappelons qu’en 1954, le Japon n’est pas encore une superpuissance économique, le pays se relève péniblement du conflit, est occupé par les Etats-Unis et les bombardements sont encore frais dans les mémoires, notamment ceux de Tokyo : entre 150 000 et 250 000 victimes civiles en trois jours via les bombes incendiaires de l’U.S Air Force,autant qu’à Hiroshima et Nagazaki.

Il ne faut alors pas s’étonner qu’Honda présente quelques-unes des images « les plus noires du cinéma japonais[8] » dans sa filmographie, dont beaucoup dans ses kaijus eiga où le monstre représente toujours la peur d’une force primitive, puissante et inarrêtable que ce soit l’atome ou les catastrophes naturelles, « cristallisant à la fois le traumatisme,un peuple hanté par la guerre et le désarroi du Japon moderne face à ses démons ancestraux[9] ».

Nous sommes dans un film où l’échelle humaine n’as plus de valeur, l’Homme est un insecte paniqué sans prise (ou presque[10]) sur les événements, un simple jouet. L’emploi des maquettes dans le genre, même s’il prête à rire et ouvre à une infinité de parodie, n’est pas innocent et participe à abstractiser le film. Honda augmente ici la charge poétique en le rapprochant du rêve ou du cauchemar[11], tout en réduisant les armées et les autorités à des morceaux de plastiques et de cartons« aux mains d’officier idiots, les mêmes qui, on peut  l’imaginer ont conduit le Japon à un suicide collectif [12]».

Godzilla fable politique ? La question mérite sérieusement d’être posée. Si les scènes de destruction sont volontiers outrancières le résultat sur la population est quant à lui toujours montré avec un grand souci de réalisme : la population hagarde qui fuit le long des routes, mouvements de foule, enfant passé au compteur Geiger, hôpitaux emplis des râles des mourants, autant de scènes qui ne dépareilleraient pas dans un film de guerre. On pourrait rapprocher la figure du kaiju japonaise à celle du fantôme dans le cinéma espagnol car, dans les deux cas, l’être surnaturel semble exprimer le refoulement historique, la part d’ombre d’une culture qui revient inlassablement à la surface, alors même qu’on essaye de la cacher.

D’ailleurs si les attributs principaux de la créature restent inchangés (posture, crie, crête), son caractère et ses origines ont, quant à eux, évolué en fonction des époques, des modes et notamment, ce qui sera le sujet de la prochaine partie, de l’Histoire et de la politique du Japon.

 À suivre ….  

Notes :

[1] Pas toujours le mythe le mieux connu des spectateurs cela dit, durant ma séance du Godzilla US de 2014, j’ai pu entendre à plusieurs reprises : « Mais depuis quand Godzilla il crache du feu !? » 

[2] Si la question vous intéresse je vous recommande chaudement le coffret Les dinosaures attaquent d’Artus Films

[3] Le film sort en 1957 en France.

[4] Pour avoir un ordre d’idée voici le TOP 3du box-office français de 1957 : Le Pont de la Rivière Kwai 13 476 469 entrées, Sissi 6 637 810 entrées, Sissi Impératrice 6 429 021 entrées (pour la source c’est ici : http://www.boxofficestory.com/box-office-france-1957-a113148092)

[5] Dans un souci de déontologie, je précise que cette image est réalisée sans trucage d’aucune sorte, c’est que chez la Lettre à Jal on fait du vrai journalisme de fond ma bonne dame !

[6] https://www.youtube.com/watch?v=qVqkoWHcFJk

[7] « Terme désignant un genre de film japonais mettant en scène des monstres, généralement géants. Si vous êtes un nippophile hardcore, vous pourrez toujours épater vos amis en leur expliquant que le kaiju eiga est un sous-genre du tokusatsu. Kaiju signifie en japonais, « monstre » ou « bête étrange », le terme exact pour désigner un monstre géant étant « daikaiju » http://www.nanarland.com/glossaire-lettre-K.html

[8] Nicolas Saada, La Saga Godzilla, livret accompagnant le DVD HK video.

[9] Idem.

[10] Pour détruire le monstre il faut construire une arme plus terrible encore.

[11] Le flash-back de la petite fille dans Gamera 3 : La Revanche d’Iris (probablement le meilleur kaiju-eiga jamais réalisé) pousse cette idée dans ses derniers retranchements.

[12]Nicolas Saada, La Saga Godzilla, livret accompagnant le DVD HK video.

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