Analyse cinéma. « Le Road-Movie hors des sentiers battus »

par Baptiste Decourty.

Conseil de lecture : bien que vous puissiez lire cet essai sans avoir vu les films, il est conseillé, si vous ne voulez pas connaître la fin des films, de regarder Gerry (Gus van Sant, 2002, avec Matt Damon et Casey Affleck), La Colline a des yeux  (Alexandre Aja, 2006, avec Aaron Stanford), et Phénomènes (M.Night Shyamalan,  2008, avec Mark Wahlberg et Zooey Deschanel).

 

 

 

     Comment fuir du village ? “Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre !”

Comment fuir du village ? “Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre !”

 

                                                Les contes et histoires se déroulant sur les routes sont primordiaux pour de nombreuses cultures. C’est le cas de l’Odyssée d’Homer mais également, du A bout de souffle (1960) de Godard ou du Ten d’Abbas Kiarostami (Iran, 2001).  Mais le « Road-movie » américain possède, sous plusieurs aspects, une histoire. La grande importance de la route au sein même de la culture nord américain en est une des raisons, avec des notions telles que celles d’auto-mobility, de l’importance de posséder une voiture personnelle, où encore du National Highway Act de 1956 (qui prévoyait le développement des autoroutes sur le territoire nord américain pour des raisons de transport, de  communication et de défense). Une autre raison, interdépendante de la première mais d’un point de vue cinématographique, est le grand nombre de productions étasuniennes de road-movies ou de films liés à l’automobile et à la route :  Easy Rider, Christine, Grease, Wild at Heart (Sailor et Lula), Détour, Natural Born Killers(Tueurs nés)  …

                La route est une structure humaine qui trace des lignes et construit tout un réseau sur le territoire des Etats-Unis. Mais au XIXème siècle, c’est au sein de la Nature américaine que les transcendantalistes de la petite ville de Concord (au Massachusetts), tels que  Ralph Waldo Emerson ou Henry David Thoreau, voyait le fondement même de la philosophie et de l’unité du peuple étasunien. Si les protagonistes d’Easy Rider tentent de trouver les EU sur la route, ce sera plus au fil des panoramas défilants que sur la route même qu’ils approcheront de leur but. La route ne serait alors qu’une droite, une ligne découpant le paysage. On pourra d’ailleurs remarquer avec ironie que sur une photo comme celle-ci, notre regard soit tellement attiré par la route qu’on en oublierait le ciel et les bas-côtés qui peuplent pourtant la plus grande partie de l’image :

  

‘The Road West’ de Dorothea Lange, 1938

 

                L’espace hors des chantiers battus serait alors une base et donc une condition même à l’existence d’une route. Peut-être plus encore aux EU qu’en France, une grande majorité de personnes continuent de conduire à outrance, préférant être seules dans une voiture à l’utilisation de transports en commun. La nature et les paysages semblent parfois être oubliés en tant que tel, et si certains médias en parlent massivement, les changements au sein des cultures, tant européennes qu’américaines, tardent à venir.

                Nous allons ici tenter de mettre en relief quelques représentations cinématographiques du « off-road » (de cet « espace hors des sentiers battus »). Nous partirons sur une double hypothèse. Tout d’abord : le territoire en général serait plus contrôlé par le réseau (autoroutier) américain, et donc le off-road américain aurait une existence dépendante du pays. Ou bien : l’existence même du réseau et des routes auraient fait perdre de vue les espaces en dehors des routes fréquentées, et aurait fini par créer un nouveau mythe, celui de l’espace vide ayant une existence propre.

                Nous allons, pour commencer, questionner l’idée de la route en tant que ligne (en un certain sens en tant que « frontière américaine ») et ce que signifie alors être sur ou en dehors de celle-ci. Nous partirons alors du film Gerry (Gus van Sant, 2002). Nous nous demanderons ensuite si le off-road comprendrait alors, outre les Américains se perdant en dehors des routes, tout une forme de vie n’appartenant qu’à cet univers et oubliée de la société américaine avec La colline à des yeux  (Alexandre Aja, 2006). La raison pour laquelle les easy riders n’arrivent pas à redécouvrir l’Amérique sur les routes pourraient alors être parce qu’elle réside en dehors même des routes ; ou bien alors,  peut être n’est-elle même pas un lieu. C’est pourquoi nous finirons par jeter un œil au Phénomènes (M.Night Shyamalan,  2008) pour clore cette discussion tout en ouvrant de nouveaux paysages.

D’après ce paysage de ‘Gerry’, et sans route apparente, comment trouver un chemin ? Les gens connaissent-ils vraiment leur pays ?

 

                                                La Nature aux Etats-Unis est un thème important. En effet, Emerson dans son essai Nature (1836) expose sa théorie comme quoi la Nature est en toutes choses, comme une sorte de divinité réglant nos vies mais pas de manière oppressive. La raison de la présence de la Nature et de son renouveau constant serait d’enseigner au peuple américain comment se débarrasser du poids culturel du vieux continent :  « Notre âge est rétrospectif. Il bâtit les mausolées de nos pères. Il écrit des biographies, des histoires et de la critique. Les générations précédentes regardaient Dieu et la nature en face ; nous le faisons à travers leurs yeux. Pourquoi ne pas jouir, nous aussi, d’une relation originale à l’univers ? » Il explique également dans The American Scholar (1837) qu’un peuple libre dans les termes ne l’est pas forcément dans l’esprit des gens. Pour se libérer, les américains se doivent alors de trouver un point commun à tous les individus formant ce nouveau peuple, vis-à-vis du pays, puis entre eux : la Nature américaine, qui est à la fois la nature comme nous l’entendons, et l’ordre de toutes choses qui fait le monde tel qu’il est, et permet même l’existence de la Culture.

Il écrit : « Afin de tendre vers la solitude, un homme se doit de s’extraire tout aussi bien de son cabinet que de la société. Et bien que personne ne soit à mes côtés, je ne suis pas solitaire tant que je lis et écris. Mais si un homme en venait à vouloir être seul, il lui suffirait de regarder les étoiles. Les rayons venant de ces mondes célestes sauront le séparer de ce qu’il touche. On pourrait même penser que l’atmosphère a été fait transparent à cette fin : pour donner aux hommes, à travers les corps célestes, une vision de la présence constante du sublime. »

Ces textes ont, dans une certaine mesure, imprégné le cinéma américain et on peut même en voir une trace dans le Wall-e (Andrew Stanton, 2008) quand le robot perçoit de manière furtive quelques étoiles à travers le nuage de pollution qui constitue le ciel. On peut en voir un exemple dans Gerry également ; film dans lequel deux amis se surnommant l’un l’autre Gerry partent faire une randonnée et finissent par se perdre au milieu de déserts et de montagnes nord-américaines. Ils sont alors seuls et directement confrontés à une nature américaine brute. La notion de sublime est celle d’un sentiment au-delà de tout entendement créé par la perception d’un certain objet ou d’une certaine entité et qui donne un aperçu de la grandeur, de la complexité et de l’infinité de l’univers. Ce sentiment est alors présent dans ces exemples et au sein même des longs plans de paysages et de ciel du film de Van Sant.

                                Dans les westerns, la nature est également primordiale mais l’idée de « frontière » dépeint une Amérique allant toujours plus à l’ouest, repoussant les limites du territoire et étendant sa culture. Bien sûr, alors même que la côte ouest a été atteinte, on peut voir que la frontière à été repoussée sur des terrains non-spatiaux tels que ceux de la technologie, de la maîtrise complète du territoire, de l’informatique, etc.  Le pony-express est un exemple de cette progression, mais on pourrait également citer la création, avec la révolution industrielle, de l’automobile à la fin du XIXème, et la révolution aux EU du National Highway Act de 1956. Pour la première fois, un réseau majeur d’autoroutes allait être construit aux EU, une sorte de cathédrale en l’honneur de la voiture et de la notion américaine de la liberté.

La longue séquence d’ouverture de ‘Gerry’ montre les deux amis allant silencieusement vers une destination inconnue. La route est aux commandes. Ils passent à côté de chevaux, fantômes de modes de transports d’un autre temps. Les deux Gerries sont encadrés est menés par la voiture et la route : sont ils vraiment prêts pour la liberté ?

 

La route devient le symbole de la possession du territoire. Si le peuple américain doit trouver sa personnalité et sa liberté au sein de la Nature, selon les prédictions émersoniennes, la Nature sera contrôlée en retour par le peuple, sera rendue docile et proche. On pourra tout de même douter du fait que ce dernier point fît partie des leçons d’Emerson, car selon lui la Nature ne doit pas seulement être trouvée, elle doit être expérimentée. Nul besoin de modes de transport complexes quand le sublime vous permet à lui seul de faire voyager votre esprit. De plus, dans l’essai Self Reliance (1841), il ajoute l’idée selon laquelle il n’est nul besoin de voyager, quand bien même de l’aide est demandée ailleurs, car il y faut d’abord savoir régler les problèmes autour de soi et en soi.

La technique et la technologie peuvent être bonnes mais on est en droit de se demander si la possession du territoire par les routes n’éloigne pas petit à petit l’homme de la Nature. La Culture qui aurait pu être partie intégrante de la Nature s’en retrouve de plus en plus distante. Les routes apportent la possibilité d’aller voir des aspects lointains de la Nature (disons, une île, un désert, etc.) mais vous prive en un sens d’un certain type de voyages pour atteindre ces lieux. Les protagonistes de The Searchers (La Prisonnière du désert, John Ford, 1956), ont un long voyage à faire à travers des paysages naturels et le passage des saisons afin d’arriver à leurs fins. Du fait de n’être montré qu’en quelques longs plans, le passage de conduite de voiture dans Gerry peut sembler long mais il ne traduit en réalité que la notion de longueur de temps que nous avons aujourd’hui.  Notion qui nous fait dire qu’un voyage aux EU en avion est long alors que ça ne prendra qu’une douzaine d’heures, ce qui est en réalité extrêmement court.

En outre, le road-movie peut être tellement poignant qu’il nous rappelle l’expérience cinématographique, de « la fenêtre ouverte sur le monde » d’Alberti au passage des images créant l’illusion de mouvement grâce à l’effet Phi. Voyager sur les routes ce n’est pas vraiment faire l’expérience d’une quelconque nature, c’est faire l’expérience d’un média : la route, la voiture.

 

 

                                Tout ceci expliquerait pourquoi, lorsque les protagonistes de Gerry tentent de se souvenir de la route empruntée, nous ne voyons à aucun moment la carte qu’ils tracent sur le sol. Ils sont tellement habitués à avoir accès à la Nature de façon médiatisée qu’ils ne savent plus lire les indications du soleil, du vent, ou même dessiner une carte à partir de souvenirs. Le vent va même à un moment aller contre eux lorsqu’ils marchent dans un chemin tracé naturellement entre deux montagnes : mais qu’est-ce qu’un chemin si ce n’est une construction mentale ? Tout ce que nous avons ici est un écart entre deux parois, ce n’est pas le chemin qu’ils cherchent ; le vent tente de le leur signifier ; ils continuent car ils sont trop habitués à ne voir partout que des réseaux, des signes et des routes. Ils se trompent même en tentant de lire des traces laissées par des animaux car ils tentent d’avoir une réflexion naturelle alors qu’ils pensent toujours en termes de causes et d’effets, de manière binaire comme les directions d’une route. Leur mémoire est médiatisée, déformée par des signes et c’est pourquoi nous ne voyons que des images de film 16mm de routes et de panneaux routiers depuis l’intérieur de leur voiture alors qu’ils essayent de se souvenirs de paysages qui ne cessent de leur glisser hors de la tête.

Perdus au milieu de la Nature, les deux Gerries ne peuvent comprendre les routes naturelles car elles sont comme les évènements naturels : « Nous pouvons formuler des théories et des hypothèses à écrire dans les livres, mais au bout du compte, certains évènements sont juste des actions dictées par la Nature et que nous ne pourrons jamais comprendre entièrement »  (‘The Happening’). Ils sont imprégnés de réseaux culturels.

 

Les deux amis se retrouvent perdus au milieu de paysages. Le film nous le montre à travers plusieurs variations scalaires lorsqu’on les retrouve par exemple tout petit au milieu de décors immenses. De plus, lorsqu’ils prennent le chemin de randonnées au début du film, on les suit en train de marcher mais ils ne vont pas jusqu’à la fin du chemin ; ce n’est pas beaucoup et pourtant, déjà, ils sont épuisés et la nature l’emporte sur eux. Ils font alors demi-tour, même si nous ne pouvons nous-mêmes en tant que spectateur en être tout à fait sûr, puisqu’ils semblent ne tourner qu’à 90°. Eux ne le remarquent pas et ce sera pourtant le début de leur pérégrinations même si ils ne l’admettent pas  et continuent à chercher une route. Ils se moquent même de la participante d’un jeu télévisé qui n’a pas trouvé une expression à une lettre près alors qu’eux-mêmes sont en train de se perdre durant cette discussion[1].

Au début de la randonnée, ils croisent  un panneau : signe culturel marquant un portail vers la Nature ? C’est une autre illusion alors même que le chemin n’est qu’un entendu culturel. Mais la Nature les rattrape alors qu’ils veulent faire demi-tour. Les jeux scalaires les montrent perdus, jusque dans le temps. Le T-shirt de Gerry représente une étoile … un guide dans la nuit ? Pas pour eux en tous cas car ce n’est qu’une représentation, un signe culturel : ils ne savent pas réellement lire les étoiles.

 

Par deux fois on les voit autour d’un feu de camp. Dans Road Movies, Devin Orgeron explique que le feu de camp arrête le mouvement du voyage et établit un lien avec le foyer en créant un cadre dans l’image (de part la lumière du feu et les ténèbres l’entourant), et une atmosphère privée. Ils recherchent donc le confort du foyer. Si ils parlent de grandes cités et de nature, ce n’est qu’en référence à des jeux vidéos. Ils blaguent sur des dinosaures quand ils entendent un bruit suspicieux, ce qui est drôle mais montre bien qu’ils ont des références culturelles mais aucune idée de la réalité  qui les entoure. Le film semble dire que l’homme américain ne sait plus lire la Nature, et qu’en un sens, la route qui devait apporter plus de liberté a raté son but en les encadrant et en les enfermant dans la culture. Lors de la seconde scène de feu de camp, ils sont déprimés, affamés et ne se regardent plus.

   

Un feu de camp pour retrouver un touche de sécurité comme avec la caravane de  ‘La Colline a des yeux’. Un cinéma de la marche qui fonctionne en tandem ; peut-il durer ? Un mouvement de caméra qui tourne autour de Gerry comme si il était un soleil ; comprendra-t-il qu’il est probablement la seule réponse à sa quête de chemins ?

 

Nous pourrions, en extrapolant les écris d’Emerson, dire que si le tissu social ne fonctionne plus, cela signifie qu’ils doivent être seuls pour se retrouver, à la fois eux-mêmes et leur Nature. Mais ils ne sont pas prêt à faire une telle chose durant une grande partie du film. Certains ont pensé qu’ils n’étaient qu’un et même personnage, ce qui serait tout à fait sensé. Ainsi pourrait-on analyser le film en disant que lorsqu’un Gerry finit par mettre fin aux jours de l’autre afin de le libérer de sa douleur, cela pourrait être, symboliquement, le signe que le personnage se débarrasse de sa dualité et décide d’aller seul de l’avant dans ce monde : et c’est ainsi qu’il rejoint la route. La question subsiste pourtant : son acte est-il dommage puisque la route était finalement si proche ou bien est-ce parce qu’il a fait cela qu’il a trouvé la route ? Alors que nous le voyons porter ce poids sur ses épaules dans la voiture qu’il le récupère, nous savons que cette question devra le hanter toute sa vie. Le conducteur lui lance un regard mais après cette expérience, Gerry ne peut le soutenir. Il se peut effectivement qu’il ait trouvé quelque chose dans la solitude qui aura définitivement changé son expérience de l’Amérique culturelle et médiatisée. Les questions sur la sortie, sur l’identité individuelle ainsi que sur le western en tant que genre pourraient être poursuivies dans la série Le Prisonnier.

Quand Gerry tue son ami, le sublime de la Nature est en jeu : les nuages se déplaçant magnifiquement à toute vitesse projettent des ombres sur le sol et découpent, tel une route, ou de la même manière que les ombres viennent diviser le visage de Gerry, le paysage. Puis la route semble d’elle-même trouver Gerry, et il suffira d’un changement de point pour nous faire voir que la ligne d’horizon supporte des voitures, et n’est autre qu’une route.

 

                                                                Dans La Colline a des Yeux, le personnage principal, Doug, est le beau fils démocrate d’une famille de républicains qui adorent voitures et armes à feu. Ils voyagent tous ensemble sur une route du Nouveau Mexique longeant le désert avec voiture et caravane quand ils sont contraint de s’arrêter pour faire le plein. L’employé de la station leur conseille un raccourci qui est une petite route à travers le désert, route sur laquelle ils ont un accident. C’est en réalité un piège tendu par une bande de mutants complètement dingues !

La route n’est pas qu’un chemin pour les hommes ; plus généralement, elle peut être vue comme un câble, un réseau de communication et de transports de biens et d’informations. Un pays tel que les EU comptera sur les routes pour assurer le transport de biens et de services qui ne peuvent être produits partout. Le territoire est géré de telle façon à ce que chaque endroit, à un macro- ou à un micro-niveau, soit plus ou moins spécialisé dans la production massive de quelques produits qui seront ensuite emmenés et échangés dans le reste du pays, voire du monde. Ces livraisons et échangent sont un aspect de la route. La route est un outil de communication est peut être lié au système postal, puis à l’internet et aux portables qui peuvent tous être représentés sur carte.

Le film commence comme un road movie avec nombre de ses symboles. Mais ils sont vieux et délabrés Quelque chose pourrait bien venir contrecarrer le succès du voyage.

 

Dans ce film précisément, Doug travaille pour une compagnie de téléphone. Son succès n’est pas basé sur sa capacité à réparer une voiture mais à maîtriser les réseaux digitaux de communication. Il est, bien plus encore que les Gerries, un enfant de la grande et large route et des réseaux, mais pas réellement au niveau physique, puisqu’il est moins habitué à voyager que ne l’est sa belle famille.

Ils prennent donc les petits chemins de terre non goudronnés, tombent dans un piège, percutent un rocher. Ils ne captent aucun réseau sur leurs portables alors il ne leur reste plus qu’à marcher ou à attendre et se retrouvent à la merci de toutes les choses hors des routes. Leur dernier refuge est cette fausse maison qu’est la caravane dans laquelle ils dînent et prient. Ce havre n’est qu’une illusion puisque les mutants y rentrent et en sortent à volonté. Ici ou avec l’exemple du réchauffement planétaire, il semblerait que notre confort et notre train de vie contemporains dépendent alors encore de la planète.

L’une des raisons expliquant la taille, fluidité et organisation des routes étatsuniennes, était de permettre aux américains de fuir rapidement en cas d’attaque nucléaire, la peur du nucléaire étant très présente durant la Guerre Froide. Le réseau et la mobilité étaient alors vus comme potentiellement vitaux et on peut le voir dans de nombreux films des années 1950 et 60 comme La Guerre des mondes (Byron Haskin, 1953).

D’un autre côté, les EU avaient eux-mêmes utilisé la bombe nucléaire à la fin de la 2nde Guerre Mondiale, et on sait qu’ils faisaient des expériences nucléaires à des endroits plus ou moins secrets et avec un minimum de population, comme les déserts.

Parallèles entre ‘La Colline…’ et ‘Phénomènes’ : les trous laissés dans le sol par les expériences nucléaires et la fumée des industries partant dans les airs. Un village-témoin mort comme symbole récurrent du rêve américain et des slogans oubliés en chemins. « Vous l’avez bien méritée », dit la publicité.

                                Et si le nucléaire venait de l’intérieur causer des dégâts ? Et si le danger ne venait pas de l’extérieur mais bien du pays lui-même ? C’est déjà arrivé, et c’est ce qui se passe dans ce film. En effet, le nucléaire irradiant les mineurs des environs et leurs familles, des maladies et malformations ont commencé à se propager sur eux et à leurs enfants. Le gouvernement a visiblement fermé la zone et les populations locales ont été oubliés, cachées sous la terre jusqu’à leur retour dans un village-témoin. Ces populations, crées et stigmatisées par les EU comme avec une lettre pourpre, sont énervées et en quête de vengeance.

Si le réseau majeur de communication aux EU est la route, le off-road est le grand oublié, abandonné de la société. Ce qui est hors de chemins battus, c’est la sous-culture que nous tentons de cacher ou d’éradiquer en faveur de la culture principale. Dans ce film, la représentation de la route et des voitures va dans ce sens. Les mutants tuent et dévorent les voyageurs qui s’aventurent sur les routes oubliées, puis ils utilisent leur objets, ils parodient les vestiges de symboles américains tels que des mannequins, des drapeaux, des télévisions. Sur ces dernières, ils n’apparaissent bien sûr pas, n’étant pas partie intégrante du grand public ; pour se rendre visibles ils doivent faire violence, visuellement et auditivement comme dans le générique de début du film durant lequel des images violentes de mutants apparaissent.

Soit ils amoncellent les voitures de leurs victimes dans les trous causés par les tests comme un cimetière sarcastique, soit ils les gardent dans leur village mais en en changeant l’aspect afin qu’ils ressemblent à des cages, symboles contrariés de la liberté étasunienne apportée par l’automobile. Ils voyagent sur des chemins et à travers les tunnels miniers. Pour les retrouver, Doug va devoir revoir sa logique basée sur l’autoroute et la culture de masse ; il va devoir suivre une route tracée par le sang à travers le désert.

Images de voitures détruites par des tests nucléaires : l’Amérique détruit ses propres symboles, symboles qui finissent dans le cimetière automobile.

Les mutants utilisent d’autres moyens de transports que ceux de la route principale. Doug suit des traces de sang dans la nature.

 

On pourrait facilement faire le lien, comme c’est le cas avec nombres de films d’horreur, entre cette histoire de mutants et les contes de fées. Les créatures des bois telles que le loup du Petit Chaperon rouge en sont un exemple. Il imite la voix de la grand-mère car il a des caractéristiques toutes à la fois humaines et du sauvages, tout comme le sont les malformations des mutants. Ces dernières peuvent être vues comme des traces de leur métamorphose avec la pierre et le sable du désert (ce qui  expliquerait leur force, vigueur et discrétion). Dans les contes de fées, le but des créatures malsaines est d’attirer le héros en dehors du chemin, dans les bois, là où leurs pouvoirs naturels sont à leur maximum. Enfin, à l’origine les contes dépeignent des monstres humains et personnels tels que des membres de la famille, des désires, etc. Dans La Colline, le monstre fait définitivement partie de la culture américaine quand bien même il serait refoulé ; le monstre est comme ces mannequins, représentations déformées de la beauté et de la perfection, et c’est pourquoi on peut en un sens les comprendre et les plaindre.  Le lien avec le conte de fées est aussi présent dans Wolf Creek (Greg McLean, 2005) puisque les personnages sont traînés hors de la route, code différent de celui d’ Halloween (John Carpenter, 1978) par exemple dans lequel le tueur est mobile et va dans la maison, ou encore de ceux d’Evil Dead (Sam Raimi, 1981) et de The Shining (Stanley Kubrick, 1981) dans lesquels les personnages choisissent d’aller là-bas. Tous ces codes sont anciens bien sûr et se croisent ici et dans les contes : dans Evil Dead par exemple, l’une des jeunes filles est traînée vers la forêt.

La voiture est un monstre à présent mais Doug a encore le réflexe de s’y réfugier. Parce qu’il ose faire face aux fantômes de sa société il s’en sortira vivant : mais est-il lui-même devenu un monstre en utilisant les armes des mutants, ou a-t-il reconquis les symboles d’une Amérique : le drapeau, et la hache du bucheron des contes.

 

Pour finir, Doug revient avec son bébé et son chien après avoir tué de nombreux mutants. Entre temps, son beau-frère et sa belle-sœur se sont défendus et en ont tué un en faisant sauter leur caravane. En acceptant de détruire leur maison illusoire, ils acceptent de quitter la foyer, de grandir et de faire face à tout ce qui n’est pas sur la voie principale. Quand Doug revient dans un cadre entouré de flammes, il est vivement accueilli par les deux autres personnages. La fin heureuse et son entrée en scène sont classiques du retour du héros, au point d’en être parodiques. C’est alors que nous nous rendons compte qu’ils sont observés depuis la colline à travers des jumelles. On peut alors se demander si il reste encore des mutants ou si ce n’est qu’une représentation à la première personne du off-road qui sera toujours présent tant que les gens seront heureux de voir la culture principale remporter la victoire finale et oublier les autres (le sens de ce happy-end),  et ce en dépit des preuves des contradictions de notre société.

Le héros américain a combattu les fantômes du passé, mais dès qu’ils sont formellement oubliés, ces derniers pourraient bien réapparaître.

 

                                                                Dans cette dernière partie, nous allons nous demander si ce qui se trouve hors des chemins battus ne serait pas plus américain que la culture de masse et que la route. « Où se trouve l’Amérique ? » nous demande Easy Rider, alors que les deux personnages centraux voyagent à travers le pays sans, selon eux, la trouver. Afin de pouvoir la trouver, encore faudrait-il pouvoir la définir. L’Amérique de qui, pour commencer ? De celle d’un peuple qui a été formé par un melting pot général, ou de celle des amérindiens ? Ces derniers aussi sont des oubliés en un sens, représentés dans les westerns classiques non comme individus mais comme un groupe, partie intégrante de la nature américaine et du paysage : semi-homme/semi-nature comme les mutants de La Colline

Dans Easy Rider, la quête se fait en moto. Quand ils descendent de moto c’est, par exemple, pour installer un feu de camp afin de retrouver un semblant de foyer. A aucun moment, même avec la communauté hippie, ils ne quittent la société américaine pour une expérience solitaire avec la Nature comme les Gerries. Et bien qu’ils aient ces paysages sous les yeux, à toute vitesse, ils ne s’arrêtent pas pour se demander si ce ne serait l’Amérique, que ce pourrait être en eux-mêmes également.  Au lieu de cela, ils continuent à aller vers les gens et à être déçus.

   

 ‘Phénomènes’ : comment rendre le vent, l’invisible, et ce qui se passe entre les gens, visibles ?

 

                                The Happening (Phénomènes) pose de nombreuses questions alors qu’une pulsion étrange se propage, poussant les gens à se suicider. Le phénomène commence sur la côte est des EU et se propage vers l’ouest, suivant la direction de la colonisation américaine : se pourrait-il alors que l’Histoire américaine soit en jeu ? Le système des moyens de transport semble être en question également alors qu’Elliot, Alma et Jess (la fille d’amis à eux) vont pour prendre un train (le premier moyen de transport motorisé aux EU) pour fuir à l’ouest. Mais les moyens de communication et de transport sont touchés à tous les niveaux puisque quand le train s’arrête, les conducteurs avouent avoir « perdu le contact avec tout le monde ».

   
   

La communication est omniprésente mais sans réseau les gens sont comme perdus. Le road-movie peut-il alors se poursuivre ?

 

         

Au milieu des bouchons et des banalités, une nouvelle communication de la mort se met en place …

 

Puis les gens commencent à prendre des voitures mais la voiture est un mode de transport individuel  ; une seule voiture s’arrête pour faire monter nos protagonistes. Le phénomène se répand bientôt partout et dépasse la vitesse des voitures. La vérité frappe alors un groupe de gens arrivés à un carrefour depuis des directions différentes : aucune route n’est plus sûre. Comprendre ce fait et décider de fuir à travers champ vers de vieilles routes absentes des cartes leur prend un moment. Malgré ce plan, le phénomène les poursuit. Elliot, en bon biologiste tente de comprendre ce qui se passe en se basant sur sa connaissance des faits : il finit par formuler l’hypothèse selon laquelle les plantes rejetteraient une toxine contre l’être humain devenu une menace pour elles et la planète. La toxine serait alors libérée lorsqu’un groupe de gens trop nombreux seraient réunis et serait propagée par le vent. Ils prennent la décision d’éviter les routes puisqu’il y aurait trop de monde et de se diviser en petits groupes. Ce faisant, ils ne sont plus affectés par le phénomène.

Après avoir fait face à des zélotes et avoir fuit à travers champs, ils finissent par atteindre la maison d’une sorte de vieille ermite. Cette femme les accueille mais n’a que peu de notions de sociabilité et se révèle être folle. Le lendemain matin elle est affectée par le phénomène et se suicide en fracassant une vitre, laissant ainsi le vent rentrer dans la maison. Elliot et Alma se retrouvent alors séparés dans deux pièces à un bout et à l’autre du terrain ; pièces reliées par de petits tuyaux de communication. Depuis le début du film, leur couple est dans une mauvaise passe mais il ne veulent pas mourir seuls sans avoir renoué les liens du passé, alors ils finissent par sortir dehors, dans le vent et survivent alors que le phénomène semble s’être arrêté.

                                Cette régression technologique conduit les personnages de plus en plus loin de la route, et de plus en plus au sein de l’histoire américaine. Ils finissent leur voyage dans cette maison isolée, rappelant l’idée de hutte ou de cabane construite par Thoreau pour son ermitage, et semblent y trouver une réponse au fléau qui frappe le pays.

Le film peut être relié à d’autres œuvres et philosophies. Tout d’abord, on peut y voir une réflexion sur l’œuvre de Hitchcock. Les images du ciel et des arbres dans le vent semblent montrer tout aussi bien une absence qu’une présence frappant non seulement d’en haut mais de également de tous côtés. Le manque dans l’image pourrait être celui des fameux oiseaux d’Hitchcock. Le manque de caméo de la part de Shyamalan dans ce film serait-il alors un hommage à Hitchcock qui manque à ce genres de films et qui lui également avait l’habitude d’apparaître dans ses films ? A la fin de Les Oiseaux  (Alfred Hitchcock, 1963) les personnages fuient sur les routes alors qu’un rayon de lumière redonne un léger espoir  : un suite à ce film aurait pu être un road-movie. Dans Phénomènes, le voyage se poursuit .

 
   

Les dernières images de ‘Les Oiseaux’ comme un début de road movie. C’est précisément cette route qui est interdite dans ‘Phénomènes’, dans lequel les réseaux américains sont réglés par les vents et non plus par les grandes routes. Dans ‘Les raisins de la colère’, alors qu’un fermier parle du changement le vent de cesse d’être entendu.  

 

L’autre film de référence ici sera Les Raisins de la colère (John Ford, 1940) dans lequel Tom Joad, seul sur les routes après avoir passé un certain temps en prison, rejoint sa famille alors que cette dernière se fait expulser de ses terres, comme bien d’autres, par faute de rendement. L’histoire de populations se retrouvant sur les routes pour fuir l’oppression ou pour trouver un meilleure situation est un autre aspect des road movies, Le Tableau Noir (Samira Makhmalbaf, 2000) ou Phénomènes  en étant des exemples. Tom Joad commence alors un road movie qui va jusqu’en Californie, avec ses parents, afin de trouver du travail, mais il n’a de cesse de rencontrer des problèmes dans cette Amérique contrôlée, cassant toutes volontés de défendre les droits des travailleurs et les exploitant.  Avant de quitter sa famille pour fuir la police, il explique à sa mère son point de vue sur la vie et sur le monde. Selon lui, il y a quelque chose de plus que des routes, que du travail ou qu’un pays, qui font d’un peuple ce qu’il est et qui unit tous les êtres humains les uns aux autres. Nous n’aurions alors pas qu’une âme individuelle, mais nous aurions chacun la part d’une âme commune et supérieure. Cette philosophie est exactement celle développée dans l’essai The Over-soul (1841) de Ralph Waldo Emerson. Entre le moment où il marche sur les routes et la fin du road-movie, Tom Joad décide finalement de fuir la société et de tenter de trouver ce qui fait vraiment la spécificité de l’humanité et de l’Américanité, hors des chemins battus, au sein de la Nature.

   
   

Un Tom solitaire marchant sur une route ouvrira un road movie qui le conduira à expliquer sa philosophie et à fuir vers une vie d’ermite dans la nature pour trouver où est l’Amérique.

 

En suivant les lumières des transcendantalistes et des Raisins de la Colère, on pourrait voir Phénomènes comme une suite, dans l’aire de la télécommunication, de ces philosophies. Le film semble vouloir dire que la nature se venge de l’homme à cause du réchauffement climatique, alors que, si l’on considère la notion de Sur-Âme (The Over-Soul), c’est plus comme si on faisait tout simplement tout cela seulement à nous-mêmes, comme si on portait directement la responsabilité de la pollution et des problèmes de communication que nous avons créés avec les routes et la télécommunication. Le suicide des personnages de Phénomènes, ou le fait qu’ils marchent à reculons , seraient alors tout à fait symboliquement sensés, puisqu’il reviennent sur eux-mêmes temporellement et dans l'(auto)mobilité du pays afin de trouver ce qui lie encore. A la fin, si Elliot et Alma arrivent à enrayer la machine ce serait alors parce qu’ils réinstaurent un dialogue entre les individus non pas par le biais d’un comportement social habituel mais parce que, après une période de quarantaine et d’ermitage, ils arrivent à vraiment voir en l’autre une part d’eux-mêmes.

   

Quand la Nature nous fait prendre conscience qu’un réseau de communication et qu’une erreur dans la pratique de la philosophie individualiste ne peuvent rétablir de vrais liens entre les gens …

   
   

… la route semble alors régie par des lois peu rassurantes alors qu’un détail, qu’un individu, peut tout changer, de la même manière qu’un petit trou peut laisser passer peu, mais suffisamment d’air. Quand même un choix entre deux, voire plus, de routes n’est pas suffisant, on devra trouver la solution ailleurs…

   

… mais si la retraite hors du monde peut mener vers la folie et la perte de sa propre humanité…

 

         
         

…la solution devra être trouvée dans la réintégration de l’individu, mais toujours en la liant avec un dialogue entre les âmes de tous : le total des individus vaut plus que la somme de chacun.

 

 

                                                                A travers différents exemples et analyses de films, il apparaît que certaines œuvres travaillent d’arrache pieds pour trouver l’Amérique, tout comme les Easy Riders, mais pas forcément sur les routes. L’étude des territoires hors des routes ne nous aidera certes pas à définir un nouveau genre cinématographique, mais pourra nous aider à mieux cerner et discuter le road movie, les habitudes de vie étasuniennes, ainsi que certaines de ses philosophies. Nous avons en fin de compte réussi à définir le off-road comme une notion intégrante de la nature, comme un cimetière aux oubliés de la culture majoritaire, et comme un autre chemin (différent de celui des grandes autoroutes) vers la mobilité de la personne, sa liberté, et l’unification des êtres.

 

 

 

Filmographie  et Séries :

Le Prisonnier  (créé par  Patrick Mc Goohan et George Markstein, 1967/1968)

A bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1960)

Ten  (Abbas Kiarostami, 2002)

Easy Rider (Dennis Hopper, 1969)

Christine (John Carpenter, 1983)

Grease (Randal Kleiser, 1978)

Sailor et Lula (David Lynch, 1990)

Détour (Edgar G.Ulmer, 1945)

Tueurs Nés (Oliver Stone, 1994)

Gerry (Gus van Sant, 2002, avec Matt Damon et Casey Affleck)

La Colline a des yeux  (Alexandre Aja, 2006, avec Aaron Stanford)

Phénomènes (M.Night Shyamalan,  2008, avec Mark Wahlberg et Zooey Deschanel)

Wall-e  (Andrew Stanton, 2008)

La Prisonnière du désert  (John Ford, 1956)

La Guerre des Mondes (Byron Haskin, 1953)

Wolf Creek (Greg McLean, 2005)

Halloween (John Carpenter, 1978)

Evil Dead (Sam Raimi, 1981)

Shining (Stanley Kubrick, 1981)

Les Oiseaux (Alfred Hitchcock, 1963)

Les Raisins de la colère (John Ford, 1940)

Le Tableau noir  (Samira Makhmalbaf, 2000)

 

Bibliographie :

Les essais de Ralph Waldo Emerson et d’Henry David Thoreau.

Road Movies de Devin Orgeron.

The Road Movie Book de Steven Cohan et Ina Rae Hark.

 

     
     

 

 

 


[1] En anglais : la candidate ne trouve pas « barreling down the road » alors qu’il ne lui manque que le L. L’ironie poétique voudra ici, qu’alors que les Gerries se moquent, ils fassent eux-mêmes un L-turn au lieu d’un U-turn.

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