[Cours en ligne] L’Image Mouvement de Gilles Deleuze – Chapitre 1

Chapitre 1 : Thèse sur le mouvement : premier commentaire de Bergson

Bergson a présenté trois thèses sur le mouvement.

1ère thèse : Le mouvement ne se confond pas avec l’espace parcouru

Mouvement

Espace parcouru

il est présent, c’est l’acte de parcourir

Il est passé

il est indivisible (ou bien change de nature à chaque division)

Il est infiniment divisible

les mouvements sont hétérogènes

les espaces parcourus sont homogènes

On oppose dès lors deux formules irréductibles : « mouvement réel => durée concrète » et « coupes immobiles + temps abstrait ».
Pour Bergson, le cinéma crée un faux mouvement, une illusion cinématographique1. En cela, le cinéma ne serait qu’une projection, une reproduction d’une illusion constante et universelle2.

Mais Deleuze remarque que l’image cinématographique n’est pas une image-somme de photogrammes, mais une « image moyenne » à laquelle le mouvement appartient comme
donnée immédiate ( = image-mouvement = coupe mobile).
La première thèse de Bergson est plus complexe qu’il n’y paraît3. On y trouve
deux critiques :
– critique contre toutes les tentatives de reconstitution du mouvement avec l’espace parcouru, çàd en additionnant coupes immobiles instantanées et temps abstrait.
– critique du cinéma, dénoncé comme une de ces tentatives illusoires.


2ème thèse : précision sur l’illusion du mouvement : deux types d’illusions

Une conception antique du mouvement
Le mouvement renvoie à des éléments intelligibles, Formes ou Idées, éternels et immobiles. Ce sont des potentialités qui ne passent à l’acte qu’en s’incarnant (s’actualisant) dans la matière. Le
mouvement ne fait qu’exprimer une « dialectique » des formes, une synthèse idéale qui lui donne ordre et mesure.

Mouvement = passage réglé d’une forme à une autre
= ordre des poses ou des instants privilégiés


Une conception moderne du mouvement

Le mouvement n’est plus rapporté à des instants privilégiés mais à des instants quelconques4 (càd instant équidistant d’un autre).

– On passe d’une synthèse intelligible à une analyse sensible du mouvement. L’ordre dialectique des poses est remplacé par une succession mécaniques d’instants
quelconques5.

Par opposition à la photo de pose, le cinéma est un système qui reproduit le mouvement en fonction du moment quelconque, càd en fonction d’instants équidistants choisis de
façon à donner l’impression de continuité6.
– L’instant privilégié a donc changé de sens : ce n’est plus un point, un moment d’actualisation d’une forme transcendante, mais un point
remarquable
ou singulier qui appartient au mouvement. Deux exemples :
– enregistrements graphiques de Marey et instantanés équidistant de Muybridge

– le « pathétique » chez Eisenstein. Le singulier est in instant quelconque simplement non ordinaire ou non régulier.

Bergson montre donc avec force que le cinéma appartient pleinement à la conception moderne du mouvement, mais il hésite entre deux voies :
1. Malgré leur différence scientifiques, les deux conceptions ( antique et moderne) sont identique dans leur résultat : dans les deux cas, on rate le mouvement réel ( le temps = soit l’image de
l’éternité soit la conséquence de l’ensemble).

2. Le cinéma n’est plus un appareil perfectionné de la vieille illusion, mais au contraire l’organe à perfectionner de la nouvelle réalité


3ème thèse : L’instant est une coupe immobile du mouvement, lui-même coupe mobile de la durée

– Le mouvement exprime qqchose de plus profond : le changement dans la durée ou le tout. C’est une translation dans l’espace qui se charge de combler une «
différence de potentiel »7.
Bergson présente donc l’analogie suivante8 :

Coupes immobiles mouvement comme coupe mobile
Mouvement changements qualitatifs

Le tout n’est ni donné ni donnable car il est l’Ouvert, ce qui change sans cesse, qui fait surgir le nouveau, bref il dure.

– Le tout est la relation. La relation n’est pas une propriété des objets, elle est toujours extérieure à ses termes ; Les relations n’appartiennent pas aux
objets mais au tout. Il faut Prendre soin ici de distinguer toutensemble car un ensemble est toujours fermé et artificiellement clos9.
Ainsi les deux formules de la 1ère thèse de Bergson ont maintenant un statut plus rigoureux :
– « coupes immobiles + temps abstrait » renvoie aux ensembles clos.
tandis que
– « mouvement réel => durée concrète » renvoie à l’ouverture d’un tout qui dure et dont les mouvements sont autant de coupes mobiles traversant les systèmes clos.

A l’issue de cette 3ème thèse , on se retrouve donc sur trois niveaux :
– les ensembles ou systèmes clos, qui se définissent par des objets discernables ou des parties distinctes

– Le mouvement de translation, qui s’établit entre ces objets et en modifie la position

– La durée ou le tout, réalité spirituelle qui ne cesse de changer d’après ses relations

Conclusion

Le mouvement a donc deux faces : il rapporte les objets d’un système clos à la durée ouverte, et la durée aux objets du système qu’elle force à
s’ouvrir.

On peut alors comprendre la thèse si profonde de Bergson10 :
– Il n’y a pas seulement des images instantanées, càd des coupes immobiles du mouvement

– Il y a des images-mouvement qui sont des coupes mobiles de la durée

– Il y a enfin des images-temps, càd des images-durée, des images-changement, des images-relation, des images-volume, au-delà du mouvement même

——-

1 Coupes immobiles = images ; temps abstrait = celui qui est « dans »
l’appareil et « avec » lequel on fait défiler les images. Cf. L’évolution créatrice (1907).

2 Au contraire, pour la phénoménologie, le ciné rompt avec les
conditions de la perception naturelle (différence de nature).

3 Curieusement, Bergson se contredit car dans Matière et
mémoire
( 11 ans plus tôt en 1896 !), il découvrait prophétiquement déjà l’existence de l’image-mouvement, des coupes mobiles et des plans temporels.

4 « On ne rapporte plus le mouvement à des éléments formels
transcendants (poses) mais à des éléments matériels immanents (coupes) », Bergson, E.C.

5 « La science moderne doit se définir surtout par une aspiration à
prendre le temps comme une variable indépendante » ,Bergson, E.C.

6 Conditions déterminantes du cinéma = photo instantanée + équidistance
des instantanés + report de cette équidistance sur un support qui constitue le film + un mécanisme d’entraînement des images.

7 « Ce que Bergson découvre, au-delà de la translation, c’est la
vibration, le rayonnement. Notre tort est de croire que ce qui se meut, ce sont des éléments quelconques extérieurs aux qualités. Mais les qualités mêmes sont des pures vibrations qui changent en
même temps que les prétendus éléments qui se meuvent ».

8 Le rapport de gauche exprime une illusion, le rapport de droite
exprime une réalité.

9 Les ensembles sont toujours des ensembles de parties. Le tout est ce
qui maintient l’ensemble ouvert quelque part

10 Cf. 1er chapitre de matière et
mémoire
.

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