Analyse Ciné : « Paprika » de Satoshi Kon (2005) ou « la guerre des rêves »

Les œuvres de Satoshi Kon se sont toujours démarquées par leurs réflexions sur la frontière poreuse qui sépare la réalité de la fiction.  Toutes ses créations, qu’il s’agisse de films (Perfect Blue) ou de séries (Paranoïa Agent), possèdent une dimension métatextuelle. Mais, l’œuvre la plus profonde et la plus intéressante du maître reste, sans nul doute possible, Paprika.

Le film narre l’invention d’une machine permettant d’accéder aux rêves. Cette dernière,  crée dans une perspective médicale et d’échanges entre les hommes, devient très vite un instrument de contrôle de l’inconscient.

Le principal tour de force de Paprika, ne repose pas uniquement sur la réflexion que l’auteur tisse sur notre rapport au réel et à la fiction. Satoshi Kon désirait que l’émotion devienne le principal vecteur de compréhension dans ses films, c’est-à-dire que le spectateur interprète le film par ses sentiments plutôt que de tenter de le rationaliser par sa pensée.

Le propos  de Paprika n’est alors pas de deviner si  telle scène se passe dans le monde « réel » ou dans celui des rêves, comme cela peut être le cas dans les films occidentaux. Ainsi, dès le début du film, le personnage de Paprika, à la sortie du rêve du commissaire Toshimi Konakawa, nous explique que : « Les rêves nocturnes sont des courts-métrages artistiques et les rêves matinaux, de longs métrages de divertissement. » Marquant le départ d’une des thématiques majeures du film à savoir : le parallèle entre le cinéma et le rêve, c’est-à-dire, le cinéma vu comme art onirique.

Une réflexion qui n’est pas sans rappeler celle d’Edgar Morin dans son livre Le cinéma ou l’homme imaginaire, où « le cinéma reflète la réalité, mais il est aussi autre chose, qui communique avec le rêve[1].» Le sociologue développe la thèse selon laquelle le cinéma, en tant qu’art du double, se pose d’emblée comme un art onirique, et ce, même si son but premier était de refléter la réalité (on pensera aux films des frères Lumière). Ces deux aspects pourraient sembler contradictoire, mais cette apparente dichotomie cache en réalité le fait que :

L’état filmique réalise lui aussi certaines conditions de l’état onirique. Même si la logique du principe de réalité (du fait du réalisme des images et peut-être aussi de l’environnement du spectateur) est plus poussée dans le film que dans le rêve (qui obéit à des processus tels que le déplacement et la condensation)[2].

Car le cinéma à l’instar du rêve tend à poser la réalité ce que l’on voit, même si le spectateur n’en est pas dupe sur la nature de ce qu’il est en train de vivre. Afin de mettre cette réflexion en avant, Satoshi Kon va abondamment utiliser le processus de mise en abyme dans Paprika.

Dans le monde du rêve présent dans le film, le cinéaste décompose le processus  même de fiction. Nous assistons au détour d’une scène à un véritable cours de cinéma de la part du commissaire Konakawa (par ailleurs grimé en Akira Kurosawa) sur la règle des 180°,  qui est alors utilisé à l’image, le cinéaste mettant ainsi le cinéma et le rêve au même niveau. De plus, les personnages semblent savoir qu’ils sont dans un(e) rêve/fiction,  comme en témoigne, les multiples scènes ou ils jaillissent d’écrans et de caméras. 

On retiendra particulièrement la séquence ou Konakawa (support privilégié du spectateur), se soûlant dans un bar virtuel déclare : « Je suis soûl. Mais le fait d’en être conscient prouve que je ne le suis pas. » Image qui renvoie bien sûr au spectateur devant l’écran, face à la fiction, il adhère à la diégèse mais il sait pertinemment que ce qu’il regarde n’est pas la réalité.

Le cinéma est un art onirique, à ce titre il a pour trait commun avec le rêve de nous mettre face à notre double, il permet  donc de nous faire expérimenter l’altérité. En effet, pour citer Jacques Rancière : « L’altérité entre dans la composition même des images [3] », qu’elle soit d’origine onirique ou cinématographique. Le cinéma nous met donc face à notre double, cet autre qui est un « Je ».

L’altérité nous permet de nous opposer à la surmodernité, processus qui cherche à éliminer l’individu. C’est-à-dire à créer, dans une perspective de consommation effrénée, des pantins tout à fait interchangeables, dépourvus de la moindre réflexion et donc sans singularité aucune.

Or, le double permet justement « d’éprouver d’autres imaginations et d’autres imaginaires [4] » et « dans cette image fondamentale de lui-même, l’homme a projeté tous ses désirs et ses craintes, comme du reste sa méchanceté et sa bonté, son « sur-moi » et son « soi » […]. Avant d’y projeter ses terreurs, l’homme a d’abord fixé sur le double toutes les ambitions de sa vie – l’ubiquité, le pouvoir de métamorphoses, l’omnipotence magique – et l’ambition fondamentale de sa mort : l’immortalité [5]. »

Idée que l’on retrouve bel et bien dans le film de Satoshi Kon, notamment avec la relation entre Paprika, personnage fantasque et joyeux, et sa véritable personnalité Atsuko Chiba, femme froide et cartésienne qui semble dépourvue de la moindre fantaisie. Les deux personnages, aux personnalités diamétralement opposées mais pourtant complémentaires, se font échos jusqu’à finalement acquérir leur autonomie réciproque durant le climax. Ainsi, l’ensemble de Paprika est parcouru par un réseau complexe de dédoublements, d’échos et d’analogies entre les personnages, tant sur le plan thématique que visuel.

Tous les personnages de Paprika possèdent un double. Le duo le plus évident est bien sûr Paprika/Atsuko que nous venons de voir, cependant, certains sont plus diffus mais tout aussi intéressants, notamment celui du commissaire Konakawa. Dès le pré-générique, le personnage est confronté à ses doubles lors d’un rêve récurrent. Il s’agit de la réminiscence d’un traumatisme lié à la mort d’un ami proche, qu’il appelle d’ailleurs son « alter-ego ». Perte dont le policier se sent coupable car il a abandonné la réalisation de leur film de gangster.

Le rêve et le cinéma lui permettront donc, dans un élan cathartique, le confrontant justement à l’altérité, de dépasser son traumatisme afin de sauver Paprika durant une scène emblématique où le personnage traverse l’écran d’un cinéma où le rêve de Atsuko/Paprika est projeté. Il sera épaulé dans cette tâche par deux barmans, qui ne sont autres que Satoshi Kon lui-même et l’auteur du roman original Yasutaka Tsutsui. De façon plus concrète, cette réflexion se traduit visuellement dans le film, par un jeu sur les reflets, les miroirs et les écrans.

Or, selon Marc Augé « les nouvelles techniques de la communication et de l’image rendent le rapport à l’autre de plus en plus abstrait […]. La substitution des médias aux médiations contient ainsi en elle-même une possibilité de violence[6]. »

Cette citation, s’applique parfaitement au « DC Mini », la machine permettant d’accéder aux rêves. En effet, à l’instar d’internet (Paprika fait d’ailleurs un parallèle entre les deux inventions) le «DC Mini » à été crée par le docteur Tokita, génie obèse et otaku affirmé, justement dans une perspective de communication entre les hommes. Néanmoins, les deux inventions, bien qu’étant toutes deux des outils formidables ouvrant des perspectives grandioses, sont très vite utilisées à des fins de contrôle.

Ainsi, ce qui devait être un moyen de fédérer les hommes, finit par les opposer, car les coupant de toute altérité, faisant le jeu de la surmodernité. Satoshi Kon ne juge pas l’invention ou l’inventeur, mais bien l’emploi que l’on peut faire d’une telle arme, car le « DC Mini » est bel et bien un instrument de contrôle de l’inconscient. Or, pour le cinéaste, le seul moyen efficace de lutter contre la surmodernité semble être l’altérité, que l’on peut atteindre dans la liberté du rêve, par le cinéma, ou en faisant confiance à l’« Autre ».

Ainsi, lors du climax en tout point apocalyptique du film, les personnages parviennent à gagner l’indépendance du monde du rêve uniquement par la fusion symbolique entre Paprika, Atsuko et Tokita, donnant naissance à un nouvel être, « un enfant divin ».

Avant de décortiquer les solutions concrètes qu’apportent Satoshi Kon pour lutter contre la surmodernité, il convient, tout d’abord, de voir de quelles manières il la représente visuellement. Il s’agit d’une notion abstraite qu’il semble très difficile de représenter et encore moins de personnifier, pourtant, et c’est en cela que réside le talent du cinéaste, la surmodernité est bel et bien visible dans le film, et sous plusieurs formes.

Ce principe abstrait trouve sa parfaite illustration, dans la « parade », rêve mégalomaniaque d’un esprit délirant, qui parcourt tout le film. Or, si nous étudions en détails les êtres fantasmagoriques qui la composent nous voyons, outre les créatures chimériques, des objets de consommation tels que des téléviseurs, des téléphones portables ou même des réfrigérateurs, comme si la société de consommation trouvait sa parfaite représentation anthropomorphique et se mettait à envahir l’inconscient humain.

Durant le final de Paprika, la réalité et le rêve finisse par se confondre et la « parade » envahit alors le monde réel en entraînant une véritable hystérie collective parmi la population, certaines personnes finissent même par se transformer en objets de consommation, la plus notable de ces métamorphoses étant celle de jeunes filles en téléphones portables, tandis que des adolescents se muent, quant à eux, en appareils photographiques capturant ce qui se trouve sous leurs jupes.

Satoshi Kon avait déjà utilisé un procédé similaire dans sa série Paranoïa Agent, où l’image télévisuelle, représentée par une vague noire déferlante, se mettait à envahir l’ensemble de la réalité. De plus, dans Paprika, la « parade » viole même le dernier lieu encore épargné par la surmodernité, la salle de cinéma, mettant à mal le caractère calme et solennel, touchant au rituel, que le cinéma pouvait encore avoir, et qui induisait d’ailleurs l’altérité.

Quelles sont les alternatives viables, en dehors de l’altérité que Kon oppose à la surmodernité ? La solution est sans appel, il s’agit du cinéma.

Bien loin de n’être qu’un rêve par procuration, c’est la puissance d’évocation du cinéma et son pouvoir cathartique qui font de lui un moyen de lutte. On notera dans Paprika, que le commissaire Konakawa, déclare pendant une grande partie du métrage qu’il déteste le cinéma.

Or, non content d’apprécier le 7eme art, Konakawa possède aussi d’importante notion de réalisation. Il est ainsi le médiateur privilégié, à la fois entre le film et le spectateur, mais également entre le cinéma et le monde du rêve. C’est donc tout naturellement qu’il parvient à résoudre son traumatisme en revoyant un extrait de son film inachevé, le renvoyant à son « alter-ego » et donc à l’altérité.

De son côté, Paprika, quant à elle, semble apprécier d’emblée le cinéma, tant et si bien qu’à l’instar de bien des personnages facétieux de cartoon elle n’hésite pas à se transformer en ses personnages favoris, comme une sirène, une fée, le Roi singe, ou encore Pinocchio. De plus, ces  personnages liés aux contes, sont tous des personnages de « fripon divin » (archétype développé dans le livre éponyme de Jung), où trickster en anglais, c’est à dire des personnages espiègles faisant office de médiateurs entre deux mondes.

De son côté, Konakawa est un amateur de cinéma  populaire, représenté dans le film par un récit d’espionnage, une romance, une séquence tirée d’un film d’aventure ou encore le film policier (mise en abîme évidente à nouveau). Ainsi, on peut se demander si le cinéaste ne cherche pas à démontrer toute la noblesse du cinéma populaire, dans lequel il avait déjà rendu un vibrant hommage dans Millenium Actress. C’est peut être précisément par son caractère populaire et marqué par les conventions génériques, que le cinéma de genre est le plus à même de critiquer le régime d’image dominant sous couvert de divertissement (on peut penser au cinéma subversif de John Carpenter, ou encore de Paul Verhoeven).

A l’instar de son personnage principal, Paprika est une œuvre protéiforme, aux multiples degrés de lecture. De fait,  le film de Satoshi Kon oppose  bien sûr le caractère univoque de la surmodernité, générateur d’individualisme, à l’altérité qui induit des échanges entre les hommes.

Or, l’altérité peut être atteinte par l’intermédiaire du rêve, de l’«Autre », et bien sûr du cinéma. Satoshi Kon a compris d’emblée que, par essence, le cinéma est un art onirique, et il nous le prouve d’ailleurs dès le générique qui ouvre le film, invitant le spectateur à mettre au même plan le cinéma et le rêve, la réalité et la fiction, en lui proposant de se laisser porter par l’euphorie du rêve sur pellicule.

Bibliographie :

  • Augé (Marc), Non-lieux : Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Éditions du Seuil, coll. La Librairie du XXe Siècle, Paris, 1992.
  • Augé (Marc), La guerre des rêves : exercices d’ethno-fiction, Éditions du Seuil, coll. La Librairie du XXe Siècle, Paris, 1997.
  • Aumont (Jacques), L’image, Éditions Nathan, Paris, 1990.
  • Barthes (Roland), « Civilisation de l’image » in, Roland Barthes œuvres complètes Tome 1 1942-1965, Éditions du Seuil, Paris, 1993.
  • Didi-Huberman (Georges), « Restitutions » in, Penser l’image, Les presses du réel, coll. Perceptions, Paris, 2010.
  • Kriegk (Jean-Samuel) et Launier (Jean-Jacques), Art ludique, Sonatine Éditions, Paris, 2011.
  • Morin (Edgar), Le cinéma ou l’homme imaginaire, Éditions Gonthier, Paris, 1965.
  • Rancière (Jacques), Le partage du sensible, La fabrique éditions, Paris, 2000.
  • Rancière (Jacques), Le destin des images, La fabrique éditions, Paris, 2003.
  • Rancière (Jacques), Le spectateur émancipé, La fabrique éditions, Paris, 2008.

Notes de bas de page : 

[1] Edgar Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire, Editions Gonthier, Paris, 1965, p. 11.
[2] Marc Augé, La guerre des rêves : exercices d’ethno-fiction, Editions du Seuil, coll. La Librairie du XXe Siècle, Paris, 1997, p. 143.
[3] Jacques Rancière, Le destin des images, La fabrique éditions, Paris, 2003, p.11.
[4] Edgar Morin, op. cit. , p. 66.
[5] Marc Augé, op. cit. , p. 150.
[6] Ibid.,  p. 28.

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