Analyse Ciné : La Mouvance du Décor – 1ère partie

Introduction

Depuis une vingtaine d’année, on assiste à une révolution dans la représentation de la réalité au cinéma par l’intermédiaire d’une déréalisation croissante et d’une dématérialisation du décor.

Cette révolution s’est traduite par l’émergence de nouvelles formes cinématographiques. De nombreux films s’en font l’écho, comme Tron, Total Recall (Paul Verhoeven, 1990), eXistenZ (David Chronenberg, 1999), The Truman Show (Peter Weir, 1998),  Dark City (Alex Proyas, 1998), Matrix ou encore Avalon (Momoru Oshii, 2002). Ce sont ces trois derniers films qui nous intéresserons ici plus particulièrement.

Deux raisons principales et concourantes peuvent expliquer l’apparition de ces nouvelles formes cinématographiques que nous nous proposons d’analyser par le prisme thématique de la mouvance du décor :

Un bond-en-avant technologique avec l’apparition du numérique, de l’image de synthèse et de la puissance des calculs informatiques. Nous allons voir en quoi les effets spéciaux ne servent pas qu’à engendrer du spectaculaire, mais qu’ils sont aussi générateurs de ruptures profondes dans le traitement de la mouvance des décors.

Une dématérialisation croissante dans la vie quotidienne qui se manifeste dans les rapports sociaux (phénomène de disparition du lien physique au profit d’une mise en réseau), économiques (monnaie, flux financiers) et politiques (déconnexion entre les sphères dirigeantes, les centres décisionnels et de pouvoir et la masse des citoyens).

On parle même désormais de virtualisation de la société, étape ultime du processus de dématérialisation : il est ainsi très facile pour notre génération de plonger dans des univers alternatifs à la réalité, que ce soit par l’intermédiaire des jeux-vidéo, de la télévision ou du réseau Internet.

Les dernières recherches scientifiques en matière de virtuel n’ont pas que des applications militaires et économiques puisque le cinéma est en train de se les approprier. Martine Joly s’est d’ailleurs intéressée, dans son dernier ouvrage, aux interactions entre les dernières technologies virtuelles et cinéma.

Le cinéma est un art du temps, de l’espace et du mouvement. Le mouvement est dépendant du temps et s’associe à une durée dans espace filmique donné. Etudier le décor, sa mouvance et ses modifications, permet de prendre en considération ces notions. Le décor mouvant permet de prendre comme objet de réflexion des orientations variées.

Il convient cependant de préciser que l’objet de cette étude, tant son objet appelle de vastes considérations, ne peut prétendre faire le tour de toutes les problématiques, de tous les films et les sujets qui lui sont de près ou de loin liés.

Deux axes principaux de réflexion vont être ici privilégiés, à savoir les rapports qu’entretient la mouvance du décor avec la représentation de la réalité ainsi qu’avec la mise en scène.

Le décor est un des éléments de la mise en scène et peut être utilisé de façons différentes. Il est parfois l’un des objets centraux du film comme la ville dans Playtime (Jaques Tati, 1967) ou le motel et la maison de Bates dans Psychose (Alfred Hitchcock, 1960). Il peut devenir personnage comme la maison hantée dans Hantise (Jan de Bont, 1999) où le fantôme personnifie la maison jusqu’à ce que son visage s’immisce dans les murs et que ses bras deviennent les armatures du lit.

Outre la construction de l’espace filmique, le décor participe également à une proposition de représentation de la réalité. Nous allons voir que la notion de mouvance du décor entraîne une modification de la nature même du décor et par conséquent des changements dans les types de représentation de la réalité.

Le décor est ainsi devenu un espace mental comme dans Le Cabinet du Docteur Caligari (R. Wienne, 1919) et Fight Club (David Fincher, 1999). Il peut également tenir lieu d’espace virtuel comme dans Matrix (les soeurs Wachowski, 1999) et questionner le statut même de l’image cinématographique et son rapport au réel et à la réalité.

1. Utilisations classiques du décor mouvant

1.1/ Les décors mouvants naturels

L’espace dans lequel nous vivons est un espace en perpétuelle évolution. Le paysage naturel dans lequel nous évoluons lors d’une ballade en forêt est un espace en mouvement. Les arbres et l’herbe poussent de façon constante et quasi invisible à l’œil nu.

Certains films accélèrent le processus naturel. Le cinéma étant une succession d’images fixes, l’accélération de la diffusion des images aux yeux du public sera perçut en fonction du rapport qu’entretient le spectateur avec le temps de la réalité. Lorsqu’on nous montre les images d’une plante poussant à « vitesse grand V », comme dans Hic par exemple, notre rapport au réel s’en trouve bouleversé.

Aucun spectateur n’a jamais vu de ses propres yeux une plante pousser si vite. Bien que le cinéma tout entier puisse être perçu comme illusion, il n’en demeure pas moins une trace.

La mouvance du paysage réel qui nous entoure nous est représentée à travers une image trace cinématographique et une accélération temporelle du mouvement « normal » aux yeux du spectateur.

L’accéléré est un élément de mise en scène cinématographique. Son utilisation dans Hic permet de jouer sur la temporalité de l’action d’un point de vue diégétique et sur le temps de la projection.

Elle met en évidence la mouvance du décor naturel que l’on retrouve dans plusieurs films. La mouvance dans le décor naturel est donc omniprésente même si elle n’est pas forcément visible à l’œil nu, faute d’avoir utilisé un procédé de mise en scène qui mette en valeur cet état.

1.2 Les décors : mouvements mécaniques

La mouvance des décors a d’abord renvoyé à la notion de mouvements mécaniques des décors. Les décors mouvant servent alors plutôt à offrir une vision déformée de la réalité, non réaliste mais plutôt poétique et fantasmagorique. Méliès fut l’un des précurseurs dans l’invention et l’utilisation des décors mouvants.

Prémices du décor mouvant au cinéma

Il peut sembler étrange d’engager une réflexion sur la mouvance du décor en s’appuyant sur l’œuvre de Méliès. En effet, l’œuvre de Méliès est bien souvent caractérisée par la présence quasi constante de  plans fixes et de toiles peintes en guise de décors.

Il semble de ce fait impossible de dégager à priori de cette œuvre l’existence de mouvement dans le décor. Or rien n’est plus faux  que de parler d’absence de mouvement des décors dans les films de Méliès que de parler d’absence de montage. La présence de montage dans l’œuvre de Méliès n’est plus à démontrer.

L’héritage théâtral présent dans l’œuvre de Méliès nous permet de faire quelques comparaisons entre théâtre et cinéma du point de vue du décor.

Tout d’abord, le rachat par Méliès du théâtre Robert Houdin, à la fin du 19ème siècle, n’est pas un hasard. L’héritage théâtral de Méliès tient des spectacles de prestidigitation. Nous ne nous attarderons pas davantage sur l’histoire de Méliès, mais avant de parler de son œuvre il convient de rappeler brièvement le lien qui unit le théâtre et les effets spéciaux.

Théâtre et effets spéciaux

Dans le numéro de la revue Cinémaction intitulé Du trucage aux effets spéciaux , on trouve un article signé Réjane Hamus-Vallée : « Théâtre et effets spéciaux : une archéologie du trucage ».

Cet article met en évidence plusieurs points qu’il nous a paru intéressant de reprendre dans le cadre de notre étude. Elle part de considérations étymologiques, faisant la distinction entre le truc comme effet produit sur le spectateur et la machinerie comme technique mise en œuvre.

S’en suit une définition tirée d’un ouvrage de Max de Nansouty : 

« On désigne sous le nom de truc, au théâtre, toute disposition ou tout mécanisme employé pour faire mouvoir certains décors et exécuter des changements à vue, et aussi tout moyen dont on se sert pour faire apparaître ou disparaître un objet. Le truc est une forme matérielle de l’illusion : il est donc essentiel dans le fonctionnement théâtral ».

On constate que l’emploi du terme « faire mouvoir certains décors »  crée un lien entre le truc et la mouvance du décor. Tandis que la machinerie possède également un lien étroit avec le décor puisqu’elle concerne « exclusivement les changements de décor ».

L’article de Réjane Hamus-Vallé ouvre un bref historique des trucages employés au théâtre dans l’antiquité (le deus ex machina), au Moyen-Âge, à la renaissance et dans le théâtre des attractions du 19ème siècle.

Nous retiendrons de tout cela la présence de trucages tels que des mâchoires articulées de l’enfer crachant feu et flammes au Moyen-Âge, et la présence de changements à vue dans la renaissance. Nous reviendrons sur les mâchoires articulées de l’enfer dans notre chapitre sur l’expressionnisme.

Force est de constater que le décor mouvant n’à pas attendu le cinéma pour
apparaître au théâtre. Enfin, Réjane Hamus-Vallée fait plus loin dans son article, un rapprochement entre les changements à vue théâtraux et les changements de plans cinématographiques : 

« Plus la transformation est rapide, plus le « cut » est parfait ; plus elle est lente, plus elle se dirige vers la juxtaposition de deux espaces, autrement dit, le fondu enchaîné« .

Le spectacle d’illusion devient cinématographique

L’impureté du cinéma explicitée par André Bazin est à prendre en compte pour la suite de notre article. Le cinéma à beau se nourrir de codes appartenant aux autres arts, il possède ses propres spécificités que Méliès s’est empressé d’utiliser.

On retrouve dans le livre issu du colloque de Cerisy quelques planches de projets mettant en scène la mouvance du décor. L’un des projets est un
dispositif permettant de « dérouler » le ciel.

La technique est relativement simple. Il s’agit de faire tourner une roue sur les bords de laquelle se trouve un ciel peint. La hauteur du bord de la
roue correspond à la hauteur du cadre qui sera fait par la caméra. A l’écran le ciel semble bouger. Il s’agit en réalité d’une toile peinte.

Méliès, soucieux de créer l’illusion, essaye de retranscrire une mouvance de décor naturel (le ciel) en le soumettant à plusieurs systèmes de représentation. Ainsi le décor peint, sa mouvance, et la prise de vue sont des instruments de la mise en scène illusionniste de Méliès.

On retrouve l’idée de mécanisme. Cette idée fait penser à l’emploi de machineries au théâtre. Mais son emploi est strictement cinématographique. Il détermine le cadre et est enregistré.

Dans le même ouvrage, on retrouve un dessin de Méliès (fig. 26) représentant une machinerie articulée. Il s’agit d’une représentation d’un ogre dont les bras sont articulés.

Ce décor articulé peut il être réellement considéré comme un décor dans la mesure ou il s’agit de la représentation d’un personnage ? Nous verrons que cette question est récurrente lorsqu’on tente de dresser un panorama exhaustif et d’étudier les décors mouvants.

En effet l’un des effets de la mouvance des décors peut être la personnification de ces derniers. Ainsi beaucoup de maisons-fantômes dans les films sont des personnifications de l’être fantomatique ou d’une force démoniaque (apparentée bien souvent au démon).

Lorsqu’un décor prend vie on lui confère souvent une personnalité. L’usage,
au premier degré, de décors pour caractériser un personnage chez Méliès fait donc penser aux liens que peuvent entretenir les personnages et les décors.   

1.3 /  Décor et Expressionnisme : nouvelle conception du décor

L’expressionnisme allemand attachait au décor une importance fondamentale dans la narration. Ainsi la fonction narrative du décor dans Le cabinet du docteur Caligari est un élément important à souligner.

La stylisation du décor traduit la vision d’un homme résidant en hôpital psychiatrique. Cette idée, servant de justification au décor et aux événements du film, serait issue de Fritz Lang.

La réalisation de ce film fut confiée à Robert Wiene qui conserva l’épilogue du film (Fritz Lang tournait Les Araignées). Le scénario de tels films suscita l’intérêt de décorateurs tels que Walter Röhrig, Walter Reiman et Hermann Warm qui déclara : « l’image doit devenir graphisme ».

Il y a donc un lien inévitable entre le décor de films expressionnistes et la peinture dans Caligari bien que certaines personnes parlent de nécessité du style lié au manque de crédits (affirmation tenue par Edgar G. Ulmer reprise dans le livre Histoires du cinéma fantastique de Gérard Lenne).

Le film Nosferatu (F.W. Murnau, 1921)  laisse prendre en compte d’autres considérations du décor. Nosferatu est tourné en décor naturel, ce qui n’empêche pas le spectateur d’y trouver une étrangeté et un aspect  « irréel ». 

Les lieux sont aussi variés que le port de Wismar, les greniers à sel de Lübeck et le château d’Oravsky en Tchécoslovaquie. Mais le décor n’entretient dans ce film pas de lien aussi étroit entre la narration et le personnage que dans Le cabinet du Docteur Caligari.

Dans Nosferatu le voyage en terre inconnue est celui du jeune Jonathan Harker, parti dans les terres des Carpates. On suit le personnage. Dans Caligari on est à l’intérieur de l’esprit du personnage, le décor est lié à une perception ou une construction interne au personnage.

Le décor à donc un aspect mouvant. Quand le personnage voit les toits biscornus, la dynamique qui découle des lignes tracées par le décor, le rend quasiment vivant. Mais il ne s’agit, dans le cas présent, que d’extrapolations car le décor reste fixe.

Il faut donc aller chercher ailleurs la mouvance d’un décor mental. La grande profusion de films basés sur l’univers mental des personnages que nous offre la fin des années 1990 et le début du 21ème siècle permet de retrouver de façon plus concrète la présence de mouvements des décors.

Nous avons précédemment évoqué l’absence de mouvance du décor dans les œuvres expressionnistes citées, si l’on considère la notion de mouvance du décor prise au sens littéral du terme. Dans le cas de Métropolis de Fritz Lang (1927) les choses diffèrent : on y retrouve en effet la présence d’un système faisant penser aux mâchoires articulées de l’enfer (citées dans le chapitre « théâtre et effet spéciaux « ).

La bouche mécanique qui engloutit les personnages du film peut être considérée comme un décor mécanique mouvant et personnifié.

La suite : Evolution de la représentation du décor mouvant !

Analyse écrite en 20045 (et oui) par Etienne Jeannin, Pierre Brunet et Julien de la Jal.

Bibliographie

  • Gérard Lenne, Histoires du cinéma fantastique, 1989, pp.168
  • Max de Nansouty, Les trucs de théâtre, du cirque et de la foire, Armand Colin, La petite bibliothèque, série sciences créatives, Paris, 1909, p.37.
  • Philippe Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage », in Poétique du récit, Paris, Seuil « point », 1976.
  • Réjane Hamus-Vallée, Du trucage aux effets spéciaux, Cinémaction (directeur : Guy Hennebelle)  n° 102,  Paris,   1er trimestre 2002.  p.40-45
  • A.J. Greimas, « Pour une sémiotique topologique », Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976, p. 129-156
  • Alain Badiou, Thomas Benatouil, Elie During, Patrice Maniglier, David Rabouin et Jean-Pierre Zarader, Matrix, Machine Philosophique, Paris, Ellipse, 2003, p.161-162.
  • André Bazin, Qu’est ce que le cinéma ? , Ed 7 Art (première édition), 1958, pp.375
  • André Gardies, « L’espace diégétique », in L’espace au cinéma, Paris, Méridiens Klincksieck, 1993, p.59-103
  • Cités-cinés, Ouvrage collectif, Coordination : Lise Grenier (IFA) assistée de Aurélie Akerman / Catherine Boulège (Ramsay), « Dans les villes crépusculaires » ouvrage co-édité par la Grande
  • Halle / la Villette et les éditions Ramsay à l’occasion de l’exposition Cités-Cinés, Paris, 1987 p.109
  • G. Deuleuze, L’image mouvement, Paris, Edition de Minuit, 1983 (1er chapitre).
  • Martine Joly, L’image et son interprétation, Paris, Nathan Cinéma, 2002.pp.220
  • Méliès et la naissance du spectacle cinématographique. Colloque de Cerisy sous la direction de Marie Malhêtre Méliès, ed. Klincksieck, Paris,  1984. pp.242

DVD

  • Dark City, Entretient Galeshka Moravioff  (bonus du DVD du film d’Alex Proyas)

Filmographie sélective

Expressionnisme :

  • Cabinet du Docteur Caligari (R. Wienne, 1919) 
  • Métropolis (Fritz Lang,1927)
  • Nosferatu (F.W. Murnau, 1921) 

Décor mouvant et enjeux narratifs :

  • Dark City (Alex Proyas, 1998)

Décor mouvant et espace virtuel :

  • Matrix (les frères Wachowski, 1999)
  • Final Fantasy, the spirits within (Hironobu Sakaguchi, 2001)

Décor mouvant et espace mental :

  • Fight Club (David Fincher, 1999)
  • Avalon (Momoru Oshii, 2002)

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