Critique | « Salo ou les 120 jours de Sodome »

Le film cherche visiblement à interpeller profondément et à choquer physiquement le spectateur. On peut aussi voir le film comme une description méticuleuse et implacable de la
folie. Cette description s’opérant sur plusieurs plans qui autorisent alors différentes lectures possibles : une lecture comme expression du dégoût, une réflexion autour d’un univers sadien et
enfin une lecture politique.

 
 



Déshumanisation


Pasolini veut nous montrer à quoi pourrait ressembler l’enfer sur terre. Le réalisme de cette description apocalyptique provient de la construction méthodique, géométrique
(concentrique) du film : montée crescendo de la folie des bourreaux et de l’horreur des situations.
 
 


Le crescendo dans l’horreur.

 

1ère partie du film décrit les préparatifs de l’orgie. Les quatre monstres vont s’enfoncer progressivement dans l’horreur, traversent sans possibilités de retour les
différents cercles infernaux. L’accumulation de scènes de plus en plus violentes devient pour le spectateur. Le caractère terrifiant est ici renforcé par l’expression d’une certaine normalité,
une représentation glacée d’une violence presque feutrée (sauf à quelques rares occasions marquantes). Ce film « froid » est marqué par l’absence de toute connotations sexuelles ou sensuelles et
de toute charge érotique. Plus précisément, la charge érotique engendrée par les délires sexuels des quatre est si violente qu’il en résulte un sentiment de rapports cliniques.

 


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Ils veulent faire mourir mille fois les jeunes gens,
pour l’éternité (comme dans la scène où ils font croire au garçon qu’il vont le tuer parce qu’il a les plus belles fesses). Ils ne considèrent pas la mort physique comme très significative car
ils ne considèrent pas la vie elle même. Ce qu’ils recherchent, c’est avant tout une mort psychologique, ontologique pourrait-on dire : cette mort intervient à travers un processus de négation
progressive de toute trace d’humanité chez les prisonniers. Ces derniers sont traités comme des esclaves, puis comme des animaux, puis enfin comme des jouets sexuels. Ils n’ont pas le droit
d’avoir des sentiments : interdit de pleurer (la jeune fille qui pleure sur sa mère sera sévèrement punie), interdit d’aimer, d’avoir des contacts physiques, interdit de rire (sauf quand les
monstres le veulent bien), interdit même de faire ses besoins comme ils veulent, de manger comme ils veulent. Toute leur humanité est effacée sous les attaques physiques et psychologiques des
bourreaux. L’individu est nié absolument, jusqu’à sa mort finale inévitable.

 

Pourquoi font-ils cela ? Peut-être parce qu’ils ne se considèrent plus eux-mêmes comme des êtres humains vivants. En fait, ils sont déjà mort, ils ont renié toute forme de
sentiment et abandonné toute attache affective à la vie. Ce sont des zombies qui ont sombré dans la folie. Une folie froide et réfléchie qui explose soudainement et éclabousse de toute son
horreur les derniers remparts de l’humanité. Ils assouvissent des besoins sexuels primitifs, mais n’ont même pas de plaisir. La disparition de toute trace d’humanité chez eux se manifeste donc
par l’absence des sentiments, du plaisir, mais aussi de l’imagination. Ils en sont ainsi réduits à être obligés d’écouter des histoires dans le salon pour essayer de réveiller en eux le désir et
les fantasmes. Par eux mêmes, ils en sont incapables. Leur folie est contagieuse, les serviteurs se mettant alors à danser dans la salle sur un doux air de musique. La seule complice passive qui
aura un éclair de lucidité, bref mais déchirant, est la pianiste qui, se rendant finalement compte de l’abomination de la situation, se suicide.

 

Très organisés et méthodiques, ils ont programmé et construit un cadre rationnel dans lequel ils s’amusent à faire régner le chaos dans leur univers dégénéré : ils improvisent très
souvent selon les histoires que leur raconte la vieille femme. Selon les réactions de leur esclaves/cobayes, ils modifient sans cesse les règles du jeu établies au départ. Ils essaient par là
même désespérément de trouver de nouvelles situations « ludiques » pour lutter contre leur ennui existentiel. Une fois leurs besoins assouvis, ils leur faut des « doses » plus puissantes. Ainsi
réclament-ils à la conteuse des histoires toujours plus scabreuses, celle-ci acceptant d’ailleurs de bon cœur. L’intensité des scènes d’humiliation sexuelle croît alors en horreur, jusqu’aux
insoutenables scènes de torture.

 

Chaque étape du parcours est matérialisé dans la trame narrative du film par le franchissement des cercles successifs des enfers. Ils soulagent les souffrance émanant d’un vide
intérieur colossal et qui va grandissant par la souffrance des autres, véritables souffre-douleurs.

 
 

Un manifeste politique

 



Quoi de mieux en effet qu’un film écœurant et à la limite
du supportable pour exprimer avec force et vérité le sentiment de mal-être de l’auteur. Ce mal-être provenant en partie du refus de vivre dans la société italienne des années 1970, marquée par un
renforcement décisif de la société de consommation, de l’individualisme, de la domination d’une classe bourgeoise en pleine décadence et de la perte des valeurs anciennes. Le film est un cri de
détresse qui oblige à interroger notre humanité, mais aussi notre mode de vie en société.

 

Une lecture politique du film fait apparaître une critique virulente du fascisme. Nous allons voir, au-delà, qu’il s’agit d’une critique plus générale du mode de fonctionnement du
principe totalitaire, élaboré grâce à un travail de reconstitution d’une société totalitaire en miniature (la Villa) et un travail de description méticuleux et poussé jusqu’à l’extrême de
l’horreur. La représentation d’une république fasciste se matérialise dans la présence de tous les pouvoirs qui se rendent complices d’actes barbares : le pouvoir politique (le roi, le président)
et religieux (le représentant de l’Eglise) unit main dans la main qui se réunissent et concluent un pacte, une alliance scellée par des liens forts (symbolisés par l’échange de leur filles
respectives). Pasolini dénonce ainsi les dérives totalitaires qui rongent les fondations de la démocratie italienne. Le système totalitaire s’appuie également sur des complices plus ou moins
passifs (milices armées, groupes de vieilles maquerelles). Le film dénonce d’ailleurs la passivité du peuple (Cf. au début choix des personnes, arrestations, groupes d’esclaves passifs, peu de
tentatives de fuite, peu de résistance) et la complicité de certaines personnes qui soutienne le régime dominant soit par affinité idéologique (la vielle) soit par l’intérêt politique d’une
alliance avec les cercles du pouvoir (les jeunes miliciens armées).

 



Le film est
aussi une violente satyre de la bourgeoisie et de sa décadence morale. Tout d’abord le cadre même du film où la majeur partie de l’action se place dans une villa et un univers bourgeois.
Plusieurs thèmes sont abordés dans ce film à l’atmosphère sadienne : le désir sexuel, la perversion sexuelle, la place occupée par les sentiments, équilibre Raison/sensation, équilibre
sentiments/instincts bestiaux. Pour le groupe des quatre, leur comportement est l’expression du raffinement : on peut noter l’alternance de scènes presque « classiques », humaines en quelque
sorte (la conteuse qui descend les marches habillée comme pour une soirée mondaine de gala, la musique douce et élégante du piano), et de scènes de barbarie où véritablement ils ne maîtrisent
plus leur impulsions et laissent éclater au grand jour leur folie ainsi révélée. On retrouve ce thème de la décadence morale de la bourgeoise dans l’œuvre de Pasolini, notamment dans
Théorème : il possède le même construction rigoureuse et géométrique qui se veut une démonstration implacable, il dénonce le vide et l’absurdité de l’existence de la famille bourgeoise,
révélés par l’arrivée d’un jeune garçon.

 

On ne peut s’empêcher de rapprocher se film du film de Marco Ferreri La grande Bouffe qui brosse le portrait d’un groupe de quatre hommes menant une vie bourgeoise. Même
si ces derniers, face à l’absurdité de leur existence, décident de ne se faire que du mal à eux-mêmes, le désenchantement est toujours là. Certaines figures reviennent : la nourriture bien
évidemment très présente dans les deux films, symbole de l’opulence, et les rapports sexuels. Le spectateurs a une empathie pour le groupe de suicidaire, alors que le groupe des bourreaux
n’inspire que dégoût et horreur. Mais dans les deux cas

 

On retrouve , mais toujours à un degré moindre, ce thème dans Eyes Wide Shut de Kubrick. En effet, toute la classe dominante de New York se retrouve secrètement et
reforment eux-aussi un univers et un microcosme décadente et aux relents sadiens, non dans une villa comme dans Salo mais dans une propriété luxueuse. Les miliciens armés qui protègent les
dominants sont remplacés par des majordomes et des garde du corps. Les esclaves sexuels sont toujours extraits du peuple, mais ce sont désormais des prostituées (point de torture dans ce film,
mais la conspiration n’hésite pas à tuer les témoins gênants si nécessaire), le système totalitaire répressif est remplacé par un système de domination plus diffus et indirect. Le spectateur n’a
conscience de la domination de classe qu’à travers quelques manifestations spectaculaires extérieures comme le luxe des soirées, la puissance du groupe et sa capacité à garder de lourds secrets
(par une organisation solide et des appuis supposés à tous les échelons de la société : on comprend que d’importantes personnalités venant du monde politique et financier font partie du groupe).
Et gare à celui qui désir se faire intégrer au groupe sans avoir été coopté. La barrière de classe sociale reste infranchissable.

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